"PETITE MERDE ROUGE"
Bien avant le cataclysme, la population devait subir une lente période de décrépitude
puis d'anéantissement. Même si certains d'entre eux osaient résister aux corruptions
et aux dominations démentielles des gouvernants, la plupart, impuissants et désemparés sombrèrent dans la résignation puis la déchéance.
Le déclin dura une trentaine d'années pendant lesquelles la civilisation se décomposa
progressivement. Elle fut d'abord destructurée par une hégémonie cybernétique planétaire
terrifiante et un contrôle absolu des médias programmé par la mafia fasciste provoquant une inflation galopante puis un crach boursier mondial. Les incidences furent
sans précédents et les populations allaient endurer les pires épreuves; une généralisation
du terrorisme et de l'extrémisme des sectes, puis des guerres éthniques et religieuses aberrantes sur tous les continents, avec pilonnage systèmatique, massacres,
orgies collectives, barbarie, internement, terreur quotidienne, contamination chimique
et bactériologique à outrance, esclavagisme, manipulations génétiques à grande échelle, transplantation en série, torture, mutilation inouïe, génocide, sauvagerie permanente,
famine, épidémie en chaîne provoquant ravages et dégénérescence absolue. Le désastre
s'étendait à l'infini détraquant les plus vigoureux trop dégoûtés et hallucinés par ce chaos, cette décomposition contagieuse, ces émeutes dévastatrices. Un ultime
sursaut délirant fut pourtant tenté par un groupe d'oppresseurs forcenés et psychopathes
pour réagir à l'inéluctable effondrement de la civilisation, mais leurs moyens furent trop insuffisants et le matériel trop endommagé pour organiser avec efficacité un
régime totalitaire mondial, cette opération violente finale qui épuisa les dernières
ressources fut un échec encore plus destructeur. La terre entière ravagée par la
tourmente et la folie n'était plus qu'un grand capharnaüm effroyable de ruines, d'immondices,
de créatures hébétées, malades et démentes. Le peuple hagard, annihilé à l'extrême
par tant d'années de misère pullulait dans les zones post-urbaines comme une horde
de zombies éparpillés en tous sens. Ils cherchaient le moindre abri sordide parmi les
tas d'ordures, se dépouillant les uns les autres de leurs loques misérables. Par
groupes hirsutes et révulsés, les créatures rongées de croûtes et de pus contagieux
erraient en vacillant dans les crevasses nauséabondes pour tenter de fuir l'enfer mais il
n'y avait aucun bord à la désolation et l'horizon glauque et fumeux ne révélait qu'un
même amas sinistre et désespérant à perte de vue. Parfois des bruits moins épouvantables, plus familiers que ces hurlements hystériques accoutumés, rappelaient l'existence
humaine, alors les gémissements des bougres agonisants boursouflés d'abcès et de
putréfaction leur semblaient une complainte plus rassurante car les défaillances
ultimes offraient la délivrance puis le grondement sourd des éboulements de déchets visqueux
glissant lentement dans les trous couvrait de nouveau les lamentations comme si ce
qu'il restait de la race humaine n'était plus qu'un amas gluant et exorbité parmi
les carcasses et les gravats gris. Recroquevillés et tremblants au fond des anciennes catacombes
et des tunnels éventrés, enfouis dans cet abîme infernal comme des taupes furieuses
égarées dans les canalisations, chacun pour soi mais regroupés dans ce cauchemard, ils s'adaptaient peu à peu aux conditions insupportables de cette nouvelle existence
sordide et effrayante. Malgré cette démence collective avancée, partageant la vie
des rats et des vers, ces pauvres diables, cannibales cruels et contraints, semblaient
éprouver le besoin d'une organisation, certains mêmes s'étaient reproduits et les larves
ratatinées par l'obscurité se developpaient faiblement comme des animaux des abysses,
tétant sauvagement pire que des sangsues les caillots des mamelons gangrènés des
pauvres femelles qui avaient mis bas comme on vomit des foetus. Ces avortons aveugles
et globuleux étaient une proie désirée. Les créatures abominablement bestiales étaient
si voraces qu'aucune des progénitures ne semblait pouvoir échapper à leur rapacité.
Les trous étaient aussi sujet de convoitise. A chaque éboulement, les rescapés devaient
rechercher des nouveaux trous et c'était encore des batailles frénétiques pour plonger
dans ces viscères occupés. Les bidonvilles souterrains étaient précaires et leur
occupation très périlleuse. L'organisation sous terre était si pénible que certaines
créatures plus courageuses préféraient mourir volontairement à la surface. Ils grimpaient
alors au sommet des décharges géantes, escaladant les amoncellements de décombres et des scories rouillées, s'écorchant sur chaque empilement instable et saillant
en laissant gicler un jus brun et foncé très coagulant puis sans jamais atteindre
l'extrémité des accumulations monstrueuses, ils s'effondraient exténués contre les
escarpements, butant encore sur les excavations acérées qui se formaient au rythme de l'ascension
puis disparaissaient à jamais engloutis, gobés dans une fente imprévisible qui se
refermait brutalement dès l'absorption achevée, rejoignant ainsi le trou qu'ils fuyaient. Les suicides absurdes et troublants montraient que les créatures au plus profond
de leur avilissement n'étaient pas totalement démunies d'espérance, ces tentatives
ne manquaient pas de dignité dans cet univers terrorisant.
La vie infernale se poursuivait au gré des ensevelissements impromptus, nuit après
nuit, au fond des cavités grouillantes, des créatures obscènes se tortillaient, se
tripotaient parmi les rognures, forniquant dans leurs grabats pouilleux au milieu
des flaques d'excréments où bien délirantes et convulsées, elles s'affrontaient avec fougue
par des combats impulsifs d'une telle violence que leurs cris déchirants retentissaient
dans les fosses voisines, déclenchant des émeutes hystériques incontrôlées qui causaient pertes vaines et abondantes parmi le troupeau condamné. Le temps s'écoulait
comme une urine évaporée des brèches et des trous. Les créatures avaient désormais
envahi chaque fistule des sous-sols et les labyrinthes sombres engorgés des débris
de la civilisation déchue avaient été fouillés sans relâche pourtant parfois les créatures
découvraient encore parmi la détérioration quelques fragments d'objets reconnaissables
qui provoquaient la stupéfaction de toutes.
Puis soudain ce fut le choc effroyable, l'éclair foudroyant provoqua une tempête de
poussière épouvantable. L'explosion très lointaine avait dégagé une chaleur insupportable.
Le cataclysme s'était propagé avec une telle fulgurance que tout avait été propulsé, criblé ou fondu. La puissance était telle que plus rien ne paraissait semblable
au décor antérieur. Le paysage désolé, chambardé était laminé par les roches en fusion
et les coulées s'engouffraient dans les cratères. Ce qui semblait auparavant chaotique et abject était devenu sujet de nostalgie. L'épaisse fumée foncée flottait comme
une masse terrifiante ondulant lourdement au-dessus des tas disloqués. Ce n'était
plus que désert apocalyptique et le typhon toxique avait déchaîné les éléments provoquant des phénomènes inconnus jusqu'à ce jour. Les réactions chimiques qui en découlaient
avaient déclenché des processus aberrants, modifiant imperceptiblement la matière
vivante déjà estropiée. L'énergie était tellement dégradée qu'elle perturbait les
oxydations naturelles, inhibant tout organisme par des croissances ou des dilatations phénoménales.
La nuage constant était si dense qu'il modifiait l'état gazeux et décalait les cycles
jusqu'à destabiliser l'air de la troposphère. C'est l'oxygène triatomique qui avait subi le plus les effets du déchaînement, toute la chaîne des combinaisons
avait été touchée et les mélanges d'anhydribe sulfureux et carbonique avaient endommagé
les structures. L'ammoniaque s'était répandu au détriment de l'azote et les radiations déviées par les masses ne garantissaient plus une photo synthèse efficiente.
Malgré la déflagration atomique, les ondes de choc et le déferlement de bouillasse
irradiée qui avait enseveli la plupart d'entre elles, certaines créatures étaient
parvenues à survivre, épargnées par des cavernes mieux orientées. Enténébrées dans
ces gouffres épouvantables, les créatures allaient subir des nuits sans fin à explorer les
varices béantes du magma bouleversé. Les trous occupés par des petits groupes de
créatures semblaient sans orifice, le déplacement des roches tièdes et collantes
avait masqué les fentes, les bloquant aussi parfois, de sorte que les créatures prisonnières
étaient enterrées vivantes sans être toutefois privées d'aération. Au fond des terriers,
des puits avaient été creusés, le bouillonnement et les cloaques de la bouillie qui dégoulinait sur les parois recouvertes de troglobies, imbibaient les chairs flasques
et infectes. On confondait les étrons puants des bêtes cavernicoles avec les moignons
ignobles des affamés qui dépeçaient de leurs membres mutilés les monticules d'équarissage rassemblés pour les repas. Comme des pantins hideux et sauvages, ils labouraient
les boyaux enchevêtrés d'entrailles putrides pour y arracher des lambeaux noirs qu'ils
raclaient avant de les ingurgiter sans répulsion car leur survie ne dépendait plus qu'aux micro-organismes plaqués sur la pourriture et dans les cloques percées des
charognes. Cette couche de mousse formée par la réaction chimique des souillures
puantes écumant à la surface des dépouilles était devenue vitale. les créatures survivaient
grâce à cette saloperie proliférante. La mutation que ces êtres avaient entamée par
la force des évènements précédant le cataclysme permettait de supporter cette pitance
odieuse et pathogène sans conséquence mortelle. Au comble de la régression, ils étaient passés à un nouveau stade d'évolution sinistre et devenaient les hôtes particuliers
de ces ténèbres hypogées tout en conservant leurs capacités originelles. Affectés
de cette double nature, ils s'aventuraient hors des trous, mais les mutants ne s'attardaient guère car les prédateurs adaptés aussi aux nouvelles conditions étaient d'une
férocité impitoyable. Un groupe de mutants avait pu extraire du fracas extérieur
bouleversé par l'explosion, quelques débris qu'ils transformaient en outils rudimentaires. Ils confectionnaient d'étranges engins pour rogner les galeries et parfois, lorsqu'ils
franchissaient une paroi moins résistante, ils découvraient avec stupeur de nouvelles
cavités dont certaines étaient bourrées d'objets incongrus qu'ils étudiaient soigneusement. Les plus vieux, lorsqu'ils n'étaient pas tétanisés, avaient de vagues souvenirs
mais la mémoire jaillissait brutalement avec une telle incohérence qu'une fois les
flashs diffus, tressaillants et surpris de cette plongée dans le temps, ils s'enfuyaient dans l'obscurité en braillant comme des trisomiques, des mots inachevés ou glossolaliques.
Quelquefois aussi, ils pleuraient avant de sombrer dans des convulsions diaboliques
qui leur étaient fatales. Parmi l'un des groupes, une mutante plus jeune avait dessiné d'étranges formes que les créatures hybrides semblaient apprécier. Le
goulot supérieur de la galerie était entièrement décoré de signes élémentaires, des
ronds, des croix, des carrés, des bâtons qu'elle grattait nerveusement à l'aide d'un
tesson. Elle avait gravé des flèches et des spirales aussi que l'on pouvait distinguer
malgré les vapeurs épaisses qui recouvraient l'espace. Elle paraissait différente.
Les mutants l'appelaient "petite merde rouge" (little red shit)...
(A SUIVRE)